Été 2017 (1)



Où commence un livre ? Dans quelle épaisseur naît-il ? Ce ne sont pas encore des questions que tu te poses à l’été 2017, alors que tu viens d’en terminer un et qu’un autre, le tout premier que tu as écrit, s’apprête à sortir à l’automne.

Lorsque tu te mets à l’écriture, à l’été 2011, tu sais déjà quel projet tu souhaites mettre en chantier. Comme une évidence. Très vite, les autres textes se forment dans un coin de ton esprit. Tu ne prends aucune note. Rien en tout cas de bien tangible. Quelques pistes, à peine. Un vague synopsis, et encore. Les projets s’alignent là, pourtant, se rangent soigneusement les uns à côté des autres, à l’intérieur de ton crâne, avec leur numéro : #1, #2, #3, #4, #5. Au-delà, c’est un peu plus trouble, mais des esquisses flottent néanmoins dans un arrière-plan, prêtes à se préciser au moindre appel.

À l’été 2017, tu as déjà publié un roman, un deuxième est sous presse, une version déjà bien remaniée d’un troisième est achevée. Le suivant, tu sais lequel ce sera. Tu n’as sur ce point aucun doute. Ce qui te chiffonne, en revanche, c’est le calendrier de la publication, trop lâche à ton goût. Ton deuxième roman n’est pas encore paru que déjà le troisième est fini. Et ça t’embête, cette latence. Parce que pour passer au projet suivant il te faut abandonner celui qui l’a précédé. L’oublier. L’enterrer. Le publier. Faire comme si tu ne l’avais pas écrit. Ou comme s’il avait été écrit par un autre que toi. Ce texte doit pouvoir ne plus te retenir. Tu ne dois plus y revenir. D’une certaine façon, il te faut le renier.

Car l’écriture est un parcours que tu dessines. Un texte te conduit à un autre. Et tu ne peux pas y aller, t’y déplacer, t’y mouvoir, sans quitter ton point de départ. Alors à l’été 2017, vu les circonstances, tu te dis que tu vas prendre le temps, réfléchir à ce que tu as fait jusqu’ici, à ce vers quoi tu avances. Tu t’attèles à de menues tâches — relectures, révisions, textes courts, quelques expériences. Pourtant t’appelle déjà le #4. Or tu sais aussi que le #3 va encore t’accaparer un certain temps ; le temps que ton éditeur le lise, qu’il te fasse part de ce qu’il en pense. Tant que son sort ne sera pas fixé, ce texte sera difficile à lâcher. Fera entrave au suivant, alors même que, d’une façon ou d’une autre, c’est lui qui l’autorise. Ce qui est fait dans un texte, ce qu’on réussit, ce qu’on rate, ce qu’on n’a pas tenté, ce qu’on a épuisé — c’est aussi un peu là, au milieu de tout ça, que commence le texte suivant.

Au fond, à l’été 2017, tandis que timidement tu te rapproches du #4 ou lui de toi, tu comprends que la première chose à faire, c’est de lui résister encore un peu.


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Été 2017 (2)


Ce que tu retiens de cet été 2017 : cette longue hésitation, pour ne pas dire (et pour la première fois depuis que tu t’es mis à écrire six ans plus tôt) une certaine réticence. Six ans et trois textes achevés. Un publié, un en voie de l’être, un dont le sort demeure indécis. Au fond, ce qui se fait jour dans ton esprit à ce moment-là, c’est la facilité avec laquelle tu écris, avec laquelle tu passes d’un texte, à peine terminé, à un autre, déjà mûri et en partie conceptualisé. Cette impression, vague et trompeuse, de savoir où tu vas — voilà ce qui sans doute t’effraie.

Alors tu temporises encore, sachant pourtant quel texte sera le suivant, le #4. L’idée, tu l’as, tu la traînes depuis 2014 ; tu as même commencé à écrire quelques pages, comme tu l’avais fait pour Charøgnards, et pour le #3, et comme pour chercher la tonalité sur laquelle jouer ce texte à venir, poser une voix, tenter quelques vocalises. Ce n’est donc pas ça qui te retient. Tu as simplement besoin de faire cette pause avant de te lancer pour de bon sans que tu saches véritablement te l’expliquer. Ce que tu sais : tu as le temps. Et l’envie de le prendre. Pour mieux cerner ce que tu veux faire, et ce que tu as fait.

Et donc, à trop y regarder, tu finis par te rendre compte que du #1 au #3, pour différents que soient ces textes, l’approche est plus ou moins identique, leurs préoccupations, diversement énoncées, formellement divergentes, se rejoignent pourtant quelque part. Et que ce quelque part, maintenant, constitue une impasse. Ou peut-être pas une impasse à proprement parler ; mais ce que tu perçois à ce moment-là, c’est un même mouvement qui s’épuise ou que tu n’es plus sûr de vouloir poursuivre et prolonger. Et donc la nécessité d’en sortir. D’aller voir ailleurs, de tenter autre chose, de faire différemment. De penser depuis d’autres espaces d’écriture. Que le #3 soit resté lettre morte en fin de compte — tu l’apprendras en fin d’année — est peut-être, avec le recul, le signe même de cet épuisement.

Alors progressivement les choses se remettent à bouger à l’intérieur du crâne. Et ce que tu finis par comprendre, c’est que l’écriture — telle que tu souhaites la vivre — ne se résume pas ou plus à la fabrication des textes. L’écriture, d’une certaine manière, est ce qui passe entre les textes qu’elle traverse. C’est là, dans ces interstices, qu’il te faut chercher. Ce n’est plus un texte que tu cherches. Le prochain roman. Ce serait plutôt ce que ce texte te permettra de faire au long cours, la trajectoire qu’il te permettra de redéployer ; les articulations qu’il rendra possibles avec les suivants. Pour la première fois peut-être, parce que tu tentes de penser au-delà du seul texte à écrire, tu ne sais pas où tu vas, pas plus que tu ne sais comment y aller. Tu es perdu. Et c’est cette perte à laquelle tu comprends désormais qu’il faut t’accrocher.


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06 sept. – 11 oct. 2017



S’ouvre une période où tu te remets lentement à écrire, replongeant dans cette amorce ébauchée peut-être trois ou quatre ans plus tôt. L’idée de ce nouveau texte, tu l’as glanée dans le métro, à la lecture de Que font les rennes après Noël. Dans ce roman, O. Rosenthal écrit à la deuxième personne. C’est ce procédé que tu retiens. Celui d’un texte adressé de manière directe à celui ou celle qui l’a entre les mains. L’idée fait son chemin, tu lui cherches une justification, une situation narrative qui puisse lui donner sa légitimité formelle. Un texte entièrement écrit à la deuxième personne, un vous à qui parle le texte, lui ordonne des choses, le somme de l’écouter. S’esquisse alors une dimension protocolaire et c’est aux implications de tout ceci que tu commences à réfléchir. Le roman se dessine trait à trait : une voix, une seule, directe, immédiate, s’adresse à vous, de l’autre côté du texte, par-delà l’abîme qui vous en sépare. Vous ne pouvez pas répondre. Vous êtes sommé d’écouter. De ne pas interrompre. De comprendre. Le texte vous prend en otage. C’est un texte politique qui s’ébauche, visant à instaurer un rapport de force déséquilibré, cherchant à dire et performer une certaine violence, à mettre sur pied un discours sûr de son autorité. Tu entrevois le contexte, un contexte minimal : deux personnages — l’un parle, déverse sa logorrhée, somme, assomme, tandis que l’autre, vous, écoute sans possibilité de repartie. Vous êtes privé de voix, vous n’avez pas la possibilité de répondre. Le texte ne vous y autorise pas. Ce déséquilibre de la parole, la privation violente d’un échange : définition minimale de la terreur.


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